Descente aux enfers
Chronique de Jean-Noël Bezançon.
Article mis en ligne le 30 mars 2010
dernière modification le 15 octobre 2013

Il y a des jours où la déferlante du mal nous saisit jusqu’au vertige.

Tremblements de terre, tsunamis, inondations, chaque jour apporte son lot de catastrophes, tout ce que subissent des milliers d’hommes, de femmes. La détresse des victimes nous bouleverse et nous submerge. S’y habituer, devenir indifférents, ce serait cesser d’être humain : « C’est ton frère ! ».

Ceux qui en quelques minutes de tempête ont tout perdu, parents, enfants, voisins, et même ces biens matériels qu’aucune assurance ne peut remplacer, ces objets repères, des lettres, quelques photos, l’odeur d’une maison, tout ce sans quoi nous ne sommes plus tout à fait nousmêmes. On peut mourir de l’intérieur tout en semblant survivre.
Pire encore, bien sûr, que ce mal subi, ce « malheur innocent » comme disait Georges Hourdin, il y a le mal commis, sciemment, consciemment, lorsque la violence absurde, le mal pour le mal, s’emparent d’hommes et de femmes, tout proches de nous, parfois même très jeunes encore.
Le mal voulu, choisi, programmé. Et là, le plus impressionnant est sans doute le dévoiement de l’intelligence dont l’homme devient capable dans cette oeuvre de mort. Quelle ingéniosité chez ceux qui ont inventé puis perfectionné le supplice de la croix : pas seulement tuer, ce serait trop simple, mais le faire avec une cynique et cruelle lenteur ! Quelle intelligence dans le système carcéral mis en place dans bien des pays
du monde pour détruire sans les achever des adversaires politiques !
Quand l’homme veut casser l’homme, quel génie diabolique !

Mes lectures de carême ? Les mémoires de la veuve du Commandant Massoud, en Afghanistan, une vie de Nelson Mandela, dans l’Afrique du Sud de l’apartheid, le journal d’une jeune femme condamnée à mort à seize ans dans les geôles iraniennes. Une descente aux enfers vécue avec des hommes et des femmes de notre temps. Une crucifixion qui n’en finit pas. Où ce qui est bouleversant, ahurissant, c’est d’un côté la totale abolition de la conscience des bourreaux, de l’autre l’incroyable dignité de ceux qui refusent de baisser la tête. Dans leur détresse extrême, ils restent des hommes. En chacun d’eux, bourreaux ou victimes, vit ou meurt l’humanité..

Peut-on descendre plus bas encore dans cette plongée de mort ?
Oui, je l’ai vécu avec mon Église. Si les medias se sont déchaînés contre elle, ce n’est pas à eux qu’il faut s’en prendre. Mais parce que nous avons touché le mal absolu, la perversion de ce que nous tenons pour le plus saint, l’intouchable sainteté de l’enfance, atteinte par des hommes reconnus comme consacrés à Dieu. Pire que la profanation d’une icône. Peut-être pire encore que des assassinats à la machette par des inconscients déchaînés. Et je ne peux pas ne pas descendre aussi dans cet enfer-là. Parce que ce sont nos enfants. Et parce que ces hommes sont mes frères.

Le mal n’est jamais seulement le mal des autres. Il a en chacun de nous ses échos, ses adhérences, ses complicités, son odieuse fascination. Et, dans ces profondeurs, nul ne peut descendre seul sans risquer de perdre coeur. Dans l’enfer du mal, que nous n’avons pas le droit d’ignorer, nous ne pouvons descendre qu’accompagnés. Devancés.
Seul le Ressuscité, parce qu’il a pleuré des larmes de sang devant la haine et le péché qui semblaient triompher, un péché dont lui seul, le Saint, a pu mesurer le vertigineux pouvoir, lui seul peut regarder le mal en face.

Le mystère de la descente aux enfers, c’est notre tâche d’attester la présence de Dieu là où tout semble clamer son absence. C’est semer une once d’humanité là où l’inhumain paraît inexorablement triompher.

Dans le camp de mort de Westerbork, la jeune Etty Hillesum, pour ne pas se laisser contaminer et anéantir par le vertige de la haine nazie, cherchait dans le regard du SS gesticulant devant elle l’enfant qu’il avait été. Et elle commentait : « C’est Dieu qu’il faut sauver au fond de nous, c’est Dieu qu’il faut aider. »
« Tiens ton esprit en enfer et ne désespère pas ! », s’entend dire Silouane, moine du Mont Athos.